vendredi 23 mars 2012

L'ère du vide

Gilles Lipovetsky : Ici comme ailleurs, le désert croît : le savoir, le pouvoir, le travail, l'armée, la famille, l'Église, les partis, etc. ont déjà globalement cessé de fonctionner comme des principes absolus et intangibles ; à des degrés différents, plus personne n'y croit, plus personne n'y investit quoi que ce soit.

Qui croit encore au travail quand on connaît les taux d'absentéisme et de turn over, quand la frénésie des vacances, des week-ends, des loisirs ne cesse de se développer, quand la retraite devient une aspiration de masse, voire un idéal ;

qui croit encore à la famille quand le taux de divorces ne cesse d'augmenter, quand les vieux sont chassés dans les maisons de retraite, quand les parents veulent rester « jeunes » et réclament le concours des « psy », quand les couples deviennent « libres » (...);

qui croit encore aux vertus de l'effort, de l'épargne, de la conscience professionnelle, de l'autorité, des sanctions ? Après l'église qui n'arrive même plus à recruter ses officiants, c'est le syndicalisme qui connaît une même chute d'influence : en France, en trente ans, on passe de 50% de travailleurs syndiqués à 25% aujourd'hui.

Partout, l'onde de désaffection se propage, débarrassant les institutions de leur grandeur antérieure et simultanément de leur puissance de mobilisation émotionnelle. Et pourtant le système fonctionne, les institutions se reproduisent et se développent, mais en roue libre, à vide, sans adhérence, ni sens, de plus en plus contrôlées par les « spécialistes », les derniers prêtres, comme dirait Nietzsche, les seuls à vouloir encore injecter du sens, de la valeur, là où ne règne déjà plus qu'un désert apathique.

De ce fait, si le système dans lequel nous vivons ressemble à des capsules d'astronautes dont parle Roszak, c'est moins par la rationalité et la prévisibilité qui y règnent que par le vide émotionnel, l'apesanteur indifférente dans laquelle se déploient les opérations sociales.

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